La relecture de la chute selon Erin Shields

de Barbara Ford

Centaur Stage : Qu’est-ce qui vous a incité à adapter Paradise Lost?

Erin Shields : À l’époque où je traçais mon chemin dans le milieu du théâtre, je me suis inscrite au baccalauréat en littérature anglaise à temps partiel à l’Université de Toronto. En troisième année, j’ai suivi un cours sur John Milton dans lequel on faisait une étude intertextuelle de Paradise Lost et des textes sacrés. Mon professeur, Paul Stevens, est celui qui m’a ouvert les portes de Paradise Lost. Il abordait le texte avec respect, mais aussi avec une saine dose d’humour irrévérencieux. Ses cours passionnés, souvent provocants, nous ont conduits dans une démarche qui liait les textes si parfaitement que j’avais souvent l’impression d’observer un dialogue entre les textes. Non seulement le poids de la bible dans Paradise Lost, mais aussi l’influence de Milton sur notre lecture contemporaine de la bible. Après avoir terminé le cours, je savais que mon intérêt pour les deux textes ne ferait que grandir. Les textes ont continué de m’habiter et de nourrir mon écriture. Lorsque j’ai finalement décidé de m’attaquer au poème en entier, j’ai proposé une adaptation théâtrale contemporaine au Festival de Stratford.  

CS : Est-ce que l’humour en a fait partie dès le début?

ES : Mon intention initiale n’était pas d’écrire une pièce drôle. Une partie de l’humour s’explique par l’absurdité des récits bibliques. L’idée que manger un fruit pourrait damner l’humanité (surtout la gent féminine!) pour toute l’éternité est aberrante. Lorsque les tenants et les aboutissants de l’histoire sont joués avec grand sérieux, c’est drôle. L’effet de cet humour est double : la sortie au théâtre est vraiment agréable et l’humour crée de l’espace pour les moments plus sérieux de douleur, de perte et d’empathie. 

CS : Pourquoi une Satan féminine?  

ES : Le personnage mâle de Milton, Satan, m’est apparue comme une femme. Satan se rebelle contre Dieu, est punie pour s’être révoltée et conçoit un plan de vengeance magistral. Elle est active, mais contemplative; égoïste, mais en quête d’amour; attachante, mais débordante d’une méchanceté incompréhensible. En bref, Satan est une protagoniste complexe et irrésistible et je souhaitais aborder cette aventure d’une perspective plus proche de la mienne. Je n’ai pas cherché à réduire la vaste histoire de Milton à une parabole féministe contemporaine. Je me suis plutôt efforcée de donner au conflit central de la pièce une voix féminine pour remettre en question les idées préconçues sur les archétypes dont nous avons hérité. En explorant Satan à travers une lorgnette féminine, j’espère refléter notre époque, où partout les femmes parlent franchement aux dirigeants, mais également créer un personnage complexe auquel chaque spectateur, indépendamment de son genre, peut s’identifier. Et… c’est tellement amusant d’être méchante! Je suis diaboliquement ravie de pouvoir donner cette occasion à une actrice extraordinaire.

CS : Est-ce qu’il a été difficile de rendre cette œuvre accessible et intéressante pour le public d’aujourd’hui? 

ES : L’adaptation de textes classiques nécessite d’échanger avec un auteur qui n’est plus de ce monde. Je m’efforce de saisir l’intention de l’auteur tout en considérant ma propre relation au texte, en l’examinant à travers ma perspective canadienne, contemporaine et féminine. C’est une négociation entre rester fidèle à l’intention de l’auteur et exprimer la mienne. Par exemple, Milton a transformé le jardin d’Éden en un jardin anglais je l’ai plutôt transformé en un paysage sauvage canadien, les forêts du nord de l’Ontario où j’ai passé les étés de mon enfance. Les pins majestueux, le Bouclier canadien, les buissons de bleuets, le cri des huards sur les lacs – c’est mon paradis à moi. La représentation de la dynamique entre les genres de Milton est de son époque. Ma représentation d’Adam et Ève est de mon époque; j’ai cherché à créer une dynamique du pouvoir équitable, qui est rompue par la chute et la punition d’Ève.

CS : Quel est le prochain texte classique auquel vous vous attaquerez?

ES : J’essaie d’imaginer l’histoire du cheval de Troie du point de vue des protagonistes féminins.