D’une idée embryonnaire à une pièce de théâtre

de Barbara Ford

« Il y a quelque chose de magique quand s’amorce la création d’une nouvelle pièce de théâtre, a observé Eda Holmes, la metteure en scène d’Alice and the World We Live In. Habité par une idée géniale, un auteur fait face à une page blanche. Après beaucoup de travail, de la persévérance et un peu de chance, un groupe d’artistes se réunit pour lire la première version. En l’espace d’un instant précieux, une pensée fugace devient réalité. Un nouvel univers prend forme, dans lequel l’imaginaire collectif des artistes et du public s’unit pour explorer quelque chose qui autrement aurait pu être trop troublant pour l’envisager seul. » 

Alexandria Haber était habitée par la pensée d’une femme paralysée par la peur, prise à flanc de montagne. Cette image, terrifiante pour Mme Haber qui est acrophobe, la hantait. La seule façon de l’exorciser était de convaincre la femme de descendre. Elle s’est donc mise à écrire.

« En écrivant cette pièce, j’ai réalisé que j’avais très peur de perdre les gens que j’aime, a raconté Mme Haber. Le deuil m’a toujours intéressée. Je crois que comme société, nous faisons le deuil d’un monde que nous avons connu, en partie en raison de la montée du terrorisme, qui par nature est aléatoire. La mort est très aléatoire, même lorsqu’elle est prévisible, elle est subite. La personne est là et une minute après, elle est partie. Le monde dans lequel nous vivons est très différent de celui de mon enfance. Lorsqu’un être cher meurt, c’est un peu la même chose, le monde tel qu’on le connaissait n’est plus le même. Tout change. »

Mme Holmes, qui à l’époque venait tout juste de devenir la quatrième directrice artistique et générale du Centaur, s’empreignait du milieu théâtral montréalais et était submergée de manuscrits.

« Je voulais commencer les 50 prochaines années du Centaur avec une nouvelle pièce d’un auteur montréalais et faire appel à une équipe créative et à une distribution d’ici. Je cherchais quelque chose qui résonnerait de façon très contemporaine. »

À l’origine, Alice and the World We Live In abordait les conséquences d’une attaque terroriste à travers deux histoires parallèles : celle où les personnages sont des survivants et celle d’une femme qui essaie de surmonter son deuil en faisant le voyage en Italie qu’elle et son mari avaient prévu avant qu’il soit tué. Alors que la femme est paralysée à flanc de montagne, sa vie avec son mari défile dans sa tête et il lui apparaît soudainement. Grâce à sa deuxième place du concours Write-on-Q d’Infinithéâtre en 2017, la première version du texte a été présentée en lecture publique dans la série Pipeline.

Mme Holmes se rappelle qu’en lisant le texte, elle trouvait les scènes avec Alice et Ever fascinantes. « Leur histoire s’articulait comme une pièce de théâtre, avec ses allers et retours dans le temps, chacun se demandant s’il aurait mieux valu ne pas avoir rencontré l’autre. » Mme Holmes a demandé à Mme Haber si elle accepterait de revoir le texte pour ne raconter qu’une histoire. Elle a accepté et s’est mise au travail en octobre 2017.


Comme pour élever un enfant, ça prend un village pour créer une pièce. Lorsqu’elle était directrice artistique adjointe du festival de théâtre Shaw, Mme Holmes avait à cœur de poser un regard contemporain sur les classiques tout en respectant les intentions de l’auteur. Dans ce cas-ci, puisqu’il s’agissait de la première production de la pièce, Mmes Holmes et Haber souhaitaient collaborer avec un dramaturge. Elles étaient toutes deux d’avis qu’il serait essentiel de s’entourer de quelqu’un qui, au fil du processus de création, ne perdrait pas de vue l’intention de l’auteure, Mme Haber. 

La directrice artistique du théâtre Imago, Micheline Chevrier, avec qui Alex avait travaillé et qui connaissait la première version de la pièce, s’est jointe au projet. Playwrights’ Workshop Montreal a aussi contribué à l’évolution du texte en organisant trois différents ateliers sur une période de deux ans.

La prochaine étape importante a été de réunir l’équipe de création. Lorsqu’elle se familiarisait avec le milieu théâtral montréalais, Mme Holmes est devenue amie avec la conceptrice de costumes, Amy Keith, qui avait déjà travaillé avec Mme Haber.

« J’ai réalisé que les artistes bilingues de Montréal qui ont travaillé ici toute leur carrière avaient un sens esthétique unique et j’étais enthousiaste à l’idée de collaborer avec eux. Pouvoir profiter de la contribution d’Amy dès le début du processus a été exceptionnel. »

Mme Holmes a découvert la conceptrice d’éclairage Julie Basse lorsqu’elle est allée voir La meute, dont la version anglaise sera présentée plus tard au Centaur. « Son travail était précis, magnifique, rythmé et avait une touche européenne. » C’est Alexander MacSween qui était responsable de la musique et de l’habillage sonore de La meute. Mme Holmes l’avait invité, ainsi que sa conjointe, l’auteure et interprète Anna Atkinson, à concevoir l’habillage sonore de The Last Wife pendant la 50e saison et elle savait qu’ils seraient parfaits pour le projet. Merissa Tordjman, qui a été régisseuse dans plusieurs pièces partout au Canada, est venue compléter l’équipe montréalaise.

Enfin… la distribution. « Pendant le déroulement des ateliers, nous avons travaillé avec différents acteurs qui ont tous été fabuleux et ont grandement contribué à faire avancer la pièce, a ajouté Mme Holmes. Je savais cependant que c’était la voix de Jane Wheeler qu’Alex entendait quand elle écrivait la pièce. J’avais dirigé Jane ici, au Centaur, il y a 25 ans, lors de mon premier contrat professionnel. C’est une artiste sensible et généreuse, j’étais emballée à l’idée de travailler de nouveau avec elle. »

« Plusieurs acteurs montréalais auraient pu incarner le rôle d’Ever, mais j’admirais le travail de Danny Brochu depuis que l’avais vu sur scène à l’École nationale de théâtre. Pendant les ateliers, il était incroyablement rigoureux et perspicace. C’est un acteur qui peut jouer avec authenticité et élégance l’acte d’aimer quelqu’un sur scène. »